PLUME d'ESCARGOT... Histoire
courte

Apsara
Philippe Aeschelmann


— Hé, Dark Vador !

La fillette ne tourne pas la tête, mais elle a entendu, malgré le bruit du tracteur du père Sourant. Elle serre un peu plus son sac en plastique contre elle et continue sa route. Les trois garçons la suivent des yeux. Le rouquin relance l'insulte.

— Dark Vador, t'es pas encore guérie ?

Cette fois c'en est trop pour la fillette, elle se met à courir, descendant du trottoir trop étroit même pour elle, à cause du coin de la grange.

— On lui pique le sac !

Les deux plus grands s'élancent sur les traces de la fillette. En contournant le muret du marché couvert, ils la perdent de vue un instant. Plus personne. Le petit arrive avec son vélo encore trop grand.

— Elle est où ?

— Elle s'est planquée chez la vieille.

— Avec le chien ! T'es fou.

— On va la faire sortir. Dark Vador ! Dark Vador !

Un aboiement énorme répond à leurs cris, suivi d'un hurlement strident. La fillette sort de la grange en courant, l'énorme chien bondit derrière elle et se détourne pour sauter vers les garçons. Terrorisés, ils font volte face et s'empêtrent dans le vélo du petit, s'entassant douloureusement sur les pavés inégaux de la vieille cour.

Un choc sourd et vibrant contre le bois de la porte, la chaîne tendue met un point final à l'assaut du monstre.

La gueule gluante du beauceron s'est arrêtée à quelques centimètres des mollets. Ils sentent son souffle chaud et entendent la rauque respiration. Le petit a les yeux fermés, attendant la morsure des énormes crocs.

— Kazo, y va nous bouffer !

— Mais non, il est attaché. Vire ton biclou de là, Tibel, on se taille !

Les trois garçons retournent sous le marché couvert.

— Tibel, tu nous a fait tomber avec ton biclou, c'est de ta faute !

— Non, c'est pas vrai, t'avais qu'à faire attention ! Moi j'ai vu, quelque chose est tombé de son sac, juste devant la grange.

— Alors, tu vas te racheter, débrouille toi pour nous ramener ça. On t'attend à la maternelle. Si tu te fais bouffer, on viendra regarder. Dégage.

— C'est pas juste.

— T'es pas encore membre du gang, Tibel, alors, faut faire tes preuves.

Le petit s'éloigne, pas très fringuant. Les deux grands prennent leurs vélos pour aller vers un autre de leurs repaires, un recoin de la cour de la maternelle. Ils espèrent trouver des mégots en chemin, près du bistrot.

Le petit arrive, son vélo passe avec bruit sur le caniveau du portail.

— Tu l'as ?

— C'est des trucs de couture.

— Comment t'as fait ?

— J'ai fait croire à la vieille que c'était ma sœur qu'avait perdu un truc à cause du chien.

— T'as pas fait encore tes preuves, Tibel. T'as fait comme une gonzesse...

— Ta gueule, Rouke, t'avais qu'à y aller, toi !

— C'est moi le chef, ici. T'auras encore des trucs à faire. Fais voir.

Le butin n'était pas énorme, dans un vieux sachet de mercerie, quelques fils de couleur soigneusement enroulés sur un bout de carton, un écheveau d'élastique blanc, des aiguilles piquées dans un carton plus fort où on voyait le mot "Nouveau". Pas grand chose, des trucs de filles.

— Kazo, tu veux l'élastique ? C'est peut être celui de la culotte de Dark Vador !

— On va jouer à l'infirmière, passe moi une aiguille. Je vais soigner Tibel.

— Aïe ! Non, c'est toujours moi !

— Ça y est, t'as le sang contaminé, Tibel, barre-toi !
Le petit recule, se frottant la cuisse. Il attrape son vélo et s'enfuit. Devant le marché couvert, il hésite. Il sait où va Dark Vador, mais il ne l'a jamais dit à la bande. L'heure du repas approche, il rentre.

Dans sa chambre, il sort de sa poche ce qu'il n'a pas montré aux autres, un petit mouchoir en tissu d'or, il le déplie, il est coupé de biais, effiloché. Une chute, un morceau de robe d'or. Une robe de princesse. Dans son demi-sommeil, il imagine Dark Vador faisant la couture pour une princesse. Non, c'est plutôt Dark Vador qui...

Matin. Pluie. Ecole. Préau. Le Rouke se fait piquer par la maîtresse avec les aiguilles, bien fait ! Le petit se marre. Calcul des moyennes, Dark Vador est cinquième de la classe. Enfin la cloche de la liberté. Il se rappelle sa tentative d'explication de Liberty Bell à la bande, et le résultat, son surnom idiot.

À la maternelle, il y a Cindy. Le petit devine de loin qu'il y a du louche. Le coup des orties, c'était elle, c'était son idée. Elle avait persuadé Dark Vador qu'elle pouvait la guérir, que sa grand-mère la rebouteuse lui avait appris comment faire. Il fallait se déshabiller pour se frotter d'une plante magique qui poussait près du ruisseau. Les garçons étaient cachés avec des bouquets d'orties. Il y est passé aussi, tout au début. Cette Cindy, c'est la fiancée de Chuky dopée aux OGM. Il fallait quand même y aller.

— Hé, Tibel, tu sais où elle va Dark Vador ?

Ce n'est pas une question adressée au dernier de la bande pour l'informer, c'est une condamnation. Kazo et le Rouke seront les bourreaux, mais la sentence était déjà inventée par Cindy. Le Rouke avait été trop impatient, le petit s'était arrêté. Il était encore assez loin pour s'enfuir facilement.

— Viens, on va tout te raconter !

Il fait faire demi-tour à son vélo, soigneusement, comme pour ne pas réveiller un chien méchant.

— On va te retrouver, et on va choper Dark Vador quand elle reviendra de chez les "niaks".

— Et on lui dira que c'est toi qui l'as dénoncée.

La pique de Cindy faisait mouche. Le petit s'est arrêté, il a mis la main dans sa poche. Le tissu d'or était chaud. Il savait quoi faire.

Les "niaks". Sa mère lui en a parlé, une fois. Ils viennent d'un pays rempli de mines. Un pays plus vieux que le nôtre, et on peut leur prêter un morceau d'ici en attendant que tout soit nettoyé chez eux. Et puis les images de temples et de palais sans rois ni princesses. Elles sont peut-être ici, dans la maison délabrée au bout du village, se promenant en robes d'or...

Il est tard, il a faim, ses parents doivent le chercher depuis longtemps.

Le Rouke est tout seul avec Cindy. Kazo n'est pas là. Le petit est content, ça a marché. Le père de Kazo n'aime pas que son gosse traîne avec le Rouke. Il a suffit de faire une fausse commission de la part du Rouke pour l'informer du projet et le tour était joué. Chez les parents du Rouke, pas possible. Le père "deux-litres", personne ne peut lui parler le soir, et la mère...

Le petit n'aime pas le Rouke, mais il ne veut pas le revoir avec ces bleus bizarres, comme l'autre fois... Non, pas ça. Le petit serre le tissu d'or dans sa poche. Si seulement le Rouke pouvait comprendre, s'il pouvait oublier juste une fois de faire aux autres ce qu'on lui fait.

Trop tard pour les prières. La nuit n'est pas tombée, mais le lampadaire accroché à la remise du vieil alambic est déjà allumé, faisant un demi-cercle de lumière. Un théâtre romain.

— Hé, le Rouke !

— Te v'là, Tibel, tu vas me payer le coup de Kazo !

— T'as pas besoin du Kazo pour me casser la gueule, non ?

— T'es un petit. Je veux pas te casser la gueule.

— Bin si. T'es obligé. Pasque je te laisserais plus faire du mal à Dark Vador !

Le Rouke est muet de surprise, mais Cindy a la langue plus rapide.

— T'es amoureux, Tibel ? Le mignon petit mouton ! T'auras que des moutons noirs avec Dark Vador. Fous lui une fessée, Rouke, et on y va !

— Ouais !

Mais le petit se dresse comme... Pas comme un petit. Le Rouke doute en s'avançant, il dépasse d'une tête le petit, mais... Les poings serrés, le regard noir, les jambes soudées au sol. C'est une bagarre de grands, cette fois... Le Rouke ne peut pourtant pas reculer, il y a Cindy...



— Oui, madame, à propos de votre fille. Ecoutez, le mien a un œil poché et l'autre a une dent cassée, au moins. Ils voulaient lui faire...

— Non, à l'instant. Ma femme est en route...

— Mais non, pas pour l'hôpital. Elle passe vous prendre, pour aller chercher votre...

— Si, si, j'insiste, et elle est déjà en route. Elle l'emmènera en voiture à partir de...

— Elle arrive ? Hé bien, au revoir, madame.





Cette année, la grande salle est pleine pour la fête de l'école. Une bonne partie du village est là, les parents, leurs amis, l'instituteur en retraite, les gens des lotissements, quelques vieux qui scrutent et récapitulent les familles. L'adjoint au maire fait les annonces, il en rajoute, flatte les bons votants, les collègues, les copains de la chasse.

Un faux poème faussement récité de la fausse Cindy, cendrillon de pacotille, des saynètes déjà vues, des trous de mémoire aux yeux embués, des notes un peu égarées mais si fraîches qu'on ne peut que les aimer.

L'adjoint au maire est un peu empêtré dans son costume du dimanche, et son papier est maintenant plein de mots inconnus. Jusque là, il savait quoi dire. Il choisit de simplifier, on ne sait jamais.

— Vous allez voir maintenant une danse du Cambodge, avec la danseuse... Apsara.

Il se sauve, content d'avoir fini sans s'emmêler les pinceaux.

Le petit se marre, ce gros type ne sait pas ce qu'est une apsara, c'est en allant chez les "niaks" qu'il aurait pu l'apprendre... Il sent son cœur qui saute quand la lumière s'éteint. Elle n'est pas là !

La musique commence, étrangère en ces contrées de prairies et de forêts sages.

Quelque chose bouge. On distingue une silhouette, aussi étrangère que la musique. La lumière s'allume brusquement, un néon clignote, récalcitrant. L'apparition perd de son mystère, c'est une fillette de chez nous, finalement, c'est plus rassurant. C'est la petite avec sa grosse tache de vin en travers de la figure. Celle dont les autres enfants se moquent... Elle a un beau costume doré, elle garde les yeux fermés, elle oscille un peu, cherchant l'équilibre de ses pieds nus.

Cette fillette, elle serait mignonne si seulement...


L'apsara ouvre les yeux...

Et la danse entre en elle, arrivant de l'autre côté du monde.

Plus rien n'existe quand l'apsara danse.

Elle est par instant flamme crépitante, puis doux balancement de fleur au vent, elle repart ensuite, bondissante, eau vive, et s'apaise en vague alanguie, lotus au fil de l'onde. Cascade et lac à la fois, elle danse la magie de l'eau, puissante et nourricière, indispensable à la vie.

Les plus rustres des parents sont subjugués par la grâce de la petite danseuse. Sans comprendre vraiment, ils se rendent compte qu'un dieu peut descendre vers les humains, les apaiser, les enchanter. Ils se sentent apaisés, enchantés. On voit briller plus d'une larme au regard des mamans. Des sourires s'échangent, on voit quelques mains se rejoindre, des têtes s'incliner sur des épaules...

Le petit regarde le rouquin à la dérobée. Le chef de bande sourit.

Le petit est heureux, il serre dans sa poche le tissu d'or dont il avait fait son secret. Il a l'air vivant sous ses doigts. Un souffle inconnu remplit ses poumons, il sent son cœur battre comme s'il avait couru. Il a un peu peur. Le rouquin sourit aussi, émerveillé, bouche bée. Il capte le regard du petit, sourit plus fort, exhibant sa dent cassée.

La danse s'arrête, l'apsara sera à jamais plus qu'humaine.

Les applaudissements tardent à venir, on pressent qu'ils seront très longs, on ne sait pas comment faire pour qu'ils soient aussi très doux.

L'apsara ferme les yeux.

Les applaudissements arrivent enfin, comme une pluie longtemps attendue.

La fillette ouvre les yeux et rit de bonheur.

Le cri du rouquin fuse du fond de la salle.

— Hé, Princesse Leia !

© Plume d'escargot